Les 7 Soleils

"Et puis, pensez donc : Saint-Nazaire, le port, les quais, l’océan, le vent du large, les embruns qui vous fouettent le visage..."
Archibald Haddock - Les 7 Boules de Cristal

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Abstème versus hydropathe : le cas Haddock

Une communication du docteur Daumière

lundi 14 juin 2021

Caractérisé par son aversion pour l’eau, l’hydropathe peut-il, d’un coup, devenir abstème ? Oui, mais avec un sérieux coup de pouce de la science.
Illustration avec le cas du capitaine Haddock.

Abstème, hydropathe : voilà deux mots qui mériteraient de figurer dans la liste des injures du capitaine Haddock. L’ami de Tintin est on le sait, d’un tempérament tempétueux. Ses colères sont connues pour s’accompagner d’une déferlante de mots qui, pris un à un, n’auraient rien de blessant. On en dénombre plus de 220, injures et jurons, choisis par Hergé à cause de leur sonorité et, en général, d’un sens énigmatique pour le commun des lecteurs -et d’abord pour les jeunes qui furent les premiers lecteurs des aventures de Tintin et qu’il convenait de ne pas choquer.

L’injure haddockienne trouve sa puissance dans sa sonorité et dans l’incongruité de son emploi.

Abstème et hydropathe sont deux mots qui ne vont pas bien ensemble. L’abstème est celui qui ne boit pas de vin. Dans le droit canon, une telle aversion l’empèche de communier aux saintes espèces et lui interdit donc, sauf dispense, l’accès au sacerdoce.

Le sort de l’hydropathe est tout différent : il n’aime pas l’eau. Ce qui a été longtemps le cas du capitaine Haddock, jusqu’à l’album Tintin et les Picaros, vingt-troisième et dernière aventure complète du célèbre reporter, L’Alph-Art, la vingt-quatrième étant restée inachevée.

Le Crabe aux Pinces d’Or p. 33
(© Hergé-Moulinsart) : Haddock abstème provisoire.

Lorsque, dans Le Crabe aux Pinces d’Or, cherchant à s’échapper de la soute du cargo Karaboudjan où il est séquestré, Tintin tombe littéralement sur un marin ivre-mort, il n’imagine pas que cette épave gorgée de whisky va changer le cours de son destin. Cette épave n’est autre que le commandant du navire, entretenu dans son vice par son second, Allan Thompson, qui en profite pour mener un trafic d’opium planqu’ dans des boîtes de crabe.

Tintin et le capitaine parviennent à s’échapper du cargo maudit. D’emblée, le reporter va faire les frais du comportement dangereux du marin, sous l’effet d’une consommation immodérée ou, au contraire, du manque d’alcool.

L’appétence cosmopolite

En matière d’alcool, Haddock a l’appétence cosmopolite ; il apprécie le vin, rouge, blanc ou rosé, le porto, le champagne, les cocktails, le pisco, et l’aguardiente qui lui incendie le palais. Avec, toutefois, une prédilection pour le whisky, en particulier le Loch Lomond.

Quant à l’eau, il l’accepte salée, sous la forme de vagues, de houle, de tempête, ou d’embruns. On se souvient de la description de Saint-Nazaire que le capitaine fait à Tintin alors qu’ils filent vers le port atlantique à bord de la Lincoln Zephyr jaune : " Et puis, pensez donc : Saint-Nazaire, le port, les quais, l’océan, le vent du large, les embruns qui vous fouettent le visage..."

Mais, en aucun cas, le capitaine Haddock ferait de l’eau un breuvage. Sa réaction est quasi-répulsive quand, dans Objectif Lune, l’un des gendarmes syldaves gardant l’accès au centre de recherches atomiques de Sbrodj, où Tournesol prépare l’expédition lunaire, lui propose une bouteille d’eau minérale : " Et vous croyez que je vais boire une seule goutte de ce liquide nauséabond ?..." lance-t-il au militaire qui, ne comprenant pas, d’capsule la bouteille dont le contenu jaillit au visage du capitaine. Ce qui vaut au malheureux une bordée d’injures et un définitif : " ça se croit gendarme et ça ne sait même pas d’boucher proprement une bouteille". Il faut savoir que pour la Syldavie l’eau minérale est, avec les violonistes, un de ses principaux produits d’exportation.

Eméché

Alors que l’on approche du dénouement du Crabe aux Pinces d’Or, l’aventure qui scella la rencontre entre Tintin et Haddock, on retrouve le capitaine sur un quai du port imaginaire et marocain de Bagghar. Tanguant éméché, il chante le fameux air C’est nous les gars de la marine, tiré du film musical Le capitaine Craddock, sorti sur les écrans en 1931 et que Hergé a certainement vu. Le marin aurait pu tout aussi bien reprendre cet hymne du club des Hydropathes, dû au poète Charles Cros :
Hydropathes, chantons en coeur
La noble chanson des liqueurs.

Charles Cros était l’un des membres de cette société littéraire parisienne fondée en octobre 1878 par Emile Goudeau, journaliste et romancier au nom pas vraiment prédestiné, et qui tint ses premières réunions à l’hôtel Boileau (!) dans le Quartier Latin. S’y retrouvaient artistes, poètes, étudiants, écrivains, auxquels se joignaient, dans les pages de la revue éponyme du cercle, des personnalités comme le caricaturiste André Gill, Sarah Bernhardt, Alphonse Allais... Mais aucun marin connu.

"De l’eau... Le capitaine boit de l’eau, à présent ?... Je n’y comprends plus rien !..." s’étonne Tintin. Nous sommes à la fin de l’album Le Temple du Soleil. Le capitaine vient de se diriger vers une fontaine publique et gobe le liquide abhorré.

Mais il ne l’a pas avalé. Il avise un lama de passage et lui renvoie l’eau en plein museau. " Tu as payé pour les autres, mais, tant pis ! J’avais ça sur le coeur depuis longtemps ! " justifie Haddock. Les autres, ce sont les deux " lamas fâchés " qui, dans les premiers moments de l’aventure lui ont craché à la figure. L’eau, oui, mais pour laver un affront !

L’homme tel qu’il est

Réduire le capitaine Haddock à son addiction serait tendancieux et injuste. Le capitaine est un être sensible et généreux : n’ira-t-il pas, dans Tintin au Tibet, jusqu’àvvouloir sacrifier sa vie pour sauver celle de son jeune ami ?

C’est précisément cette personnalité, toute en contrastes, qui vaut au capitaine le privilége d’être, parmi ceux qui entourent le reporter, le personnage préféré des lecteurs des aventures de Tintin.

Aussi, pour paraphraser La Bruyère et sa comparaison entre Corneille et Racine, ne pourrait-on pas dire qu’avec Tintin, Hergé d’peint l’homme tel qu’il devrait être, tandis qu’à travers Haddock il dépeint l’homme tel qu’il est ?

Un hydropathe peut-il se convertir en abstème ? Il est certes plus facile de se laisser entraîner le long de la pente contraire. Et si la conversion peut avoir lieu -et dans certain cas, elle est devenue nécessaire et salutaire-, c’est en général au prix de longues et difficiles cures.

Mais ne pourrait-elle pas survenir d’un coup ? Dans l’ultime aventure complète, Tintin et les Picaros, un tel retournement survient, dès la première page de l’album, immédiat : Haddock recrache le whisky qu’il vient de porter à sa bouche. On a remplacé son Loch Lomond par " un extrait d’eau de javel " ou par " une sorte de vitriol ", tempête le capitaine. Tintin hume le breuvage, Milou le lape avec délectation : il s’agit bien de whisky. La réalité, c’est qu’Haddock ne supporte plus la moindre goutte d’alcool.

Un goût abominable

On l’apprendra plus tard, ce dégoût est provoqué par un comprimé mis au point par Tournesol à partir de plantes médicinales. Dissous dans une boisson ou des aliments, le produit, sans saveur ni odeur, " donne un goût abominable à tout alcool absorbé par la suite " explique doctement le professeur qui va l’expérimenter avec succès et à grande échelle sur les Arumbayas et les guérilleros picaros, contribuant ainsi au retour du général Alcazar à la tête du San Theodoros.

L’effet est temporaire, explique Tournesol. Mais l’expérience aurait-elle convaincu Haddock de renoncer définitivement à l’alcool ? Dans une des pages préparatoires à L’Alph Art, aventure restée inachevée, Hergé imagine le capitaine neurasthénique " parce qu’il ne peut plus boire de whisky ". Tournesol tente de mettre au point un produit qui lui en redonnerait le goût mais le professeur rate plusieurs essais...

La version de L’Alph-Art finalement retenue s’arrète à la page 42 avec, pour Tintin, la promesse de finir sous la forme d’une expansion signée César. Pour le capitaine Haddock, l’album a commencé par un cauchemar venu agiter son sommeil : la Castafiore lui apporte son petit-déjeuner sous la forme d’une bouteille de whisky ornée d’une tête de mort. " Mais c’est du Loch Lomond, Madame.. Vous savez bien que je ne le supporte plus " s’exclame-t-il. La Diva se mue alors en un oiseau aux plumes hérissées qui l’attaque à grands coups de bec. Haddock appelle au secours.

Haddock s’est entiché d’art. Il se passionne en particulier pour les oeuvres de Ramo Nash, le maître de l’Alph-Art. Bien que ce genre de passion soit en général rythmée par les cocktails, à aucun moment le capitaine ne connaît de rechute. L’abstème aurait trouvé un réconfort dans l’art conceptuel. Mais est-ce vraiment un sort enviable ?

(p.c.c. Jean Claude Chemin)


Le docteur Daumière est le médecin traitant du capitaine Haddock (cf. Le Trésor de Rackham Le Rouge). Le texte de cette communication est paru dans le numéro 2 de l’artzine nazairien Wharf qui avait pour thème l’eau. Le numéro 3, à paraître prochainement, sera consacré aux robots.